Chapitre 1 Le retour du patient bavard
Chapitre 1 Le retour du patient bavard
Je raccompagne Madame Durand jusqu’aux escaliers. J'ai entendu mon patient suivant arriver, il y a une dizaine de minutes. Je reviens à mon bureau et essaye de me souvenir de ce patient que je recevais il y a 20 ans. Rien ne me vient et je n’arrive pas à mettre un visage sur son prénom Paul. J’ouvre la porte insonorisée qui sépare mon cabinet de la salle d’attente et lui désigne la chaise devant mon bureau. Il s’assoit et parle :
- Bonjour docteur,
- Bonjour, comment puis-je vous aider ? Quand vous avez pris le rendez-vous vous avez dit que vous m'aviez déjà consulté, pouvez-vous me rappeler les circonstances ? Est-ce pour le même problème ?
- Non c’est différent bien que cela se manifeste par un trouble du sommeil aussi. Il y a 20 ans je n'arrivais pas à m'endormir quand j’étais couché dans mon lit, Maintenant je me réveille très tôt et je ne parviens pas à me rendormir.
- soyez un peu plus précis vous vous réveillez à quelle heure ?
- le plus souvent à 3 heures du matin, parfois c’est 1 heure et de temps en temps je fais une nuit blanche. Je n’ai pas trop de mal à trouver le premier sommeil mais ma prostate me réveille dans la nuit et lorsque j’essaie de me rendormir les problèmes initiés par ma sœur Morgane surgissent. J’aimerais retrouver le sommeil, que vous m’aidiez comme vous l’aviez fait en 1993.
- Vous devez m’en dire plus sur ces deux situations dont les différences mettent des nuances sur un trouble dépressif. Je veux bien comprendre.
- mon problème d’autrefois était professionnel, j’étais harcelé et discriminé depuis 1974. En 1991 l’infirmière de l’usine m’avait ouvert les yeux sur ce que j’acceptais à tort et qui m’avait conduit à trois reprises à préparer mon suicide. Ensuite notre statut commun de souffre-douleurs du dirigeant nous a rapprochés. Nous nous croisions parfois dans le couloir de l’étage ou était situé le bureau du directeur. L’un venant d’encaisser des reproches ou des menaces l’autre se préparant à les supporter. Nous nous sommes vus suffisamment souvent pour supporter les mauvais coups du dirigeant. Pour elle, c’étaient des remarques désagréables et le non-paiement des heures supplémentaires. Pour moi c’était la mise au placard, la suppression de la formation, de l’accès au serveur, des reproches injustifiés, le pire ayant été : « vous n’avez pas d’amour propre avec tout ce que je vous ai fait, vous auriez dû démissionner. ». Je lui avais alors répondu : « mon amour propre, je l’utilise pour vous résister. ».
- qu’est-ce qui vous a fait venir me voir à ce moment-là ?
- C’est l’infirmière qui me l’a conseillé. Elle essayait d’apporter une aide psychologique à plusieurs salariés. Comme c’est avec moi qu’elle passait le plus de temps, beaucoup dans le personnel pensaient que nous étions amants, en réalité nous éprouvions une amitié profonde parfois un peu ambigüe mais sans aucun geste ou parole d’amoureux. Ma situation devenant de plus en plus difficile, elle s’est rendu compte que me soutenir était épuisant pour elle, elle a souhaité alors mettre fin à nos rencontres.
– Je vois, la perte de votre soutient vous a abattu. Comment a réagi votre épouse ?
– Comme depuis le début, elle considérait que l’usine n’avait pas à interférer avec la maison, elle ne m’a pas soutenu. Bien des années auparavant elle avait mis fin à mes plaintes sur mes relations avec certains de mes collègues et disant : « Si ça va mal avec eux cela doit être ta faute ». Avec du recul je me dis qu’elle n’avait pas tort. J’avais trop entendu mon père se plaindre de ses relations au travail. Elle voulait probablement me secouer pour que je fasse attention à ma façon d’agir avec mes collègues. J’aurais pu la comprendre à cause d’une expérience faite dans une autre entreprise, mais je ne l’ai fait pas et j’ai accepté l’aide de l’infirmière.
– Vos trouble du sommeil devait déranger votre épouse, qu’est-ce qu’elle en disait ?
– rien de particulier elle considérait que c’était à vous de me soigner et qu’elle n’avait pas à tenir compte de mes mauvaises nuits. Nous allions parfois au cinéma. Le fait, que je m’endorme pendant le film, la faisais rire. Elle aimait le raconter. Avant mes troubles je ne devais pas lire le soir dans notre lit, elle me demandait d’éteindre. A partir du moment où j’avais besoin de dormir tôt, elle s’est mise à lire le soir sans se préoccuper de la gêne que me causait la lumière. Mais je n’ai rien dit alors que je le prenais mal. Aujourd’hui je pense qu’elle essayait de me faire réagir en n’accordant moins d’importance à mon travail.
- vous ne m’aviez pas parlé de tout ça. Il y avait matière à dépression.
- Je vous avais surtout exposé mes problèmes professionnels. Vous avez trouvé que j’avais assez de problèmes pour que vous me fassiez passer un test afin de voir si je rentrais dans le cadre d’un essai de traitement. J’étais à la limite mais cette expérience m’intéressait. Vous m’avez alors pris un rendez-vous chez un cardiologue et une infirmière pour une prise de sang. J’ai trouvé amusant d’avoir un rendez-vous immédiat, probablement le poids du laboratoire pharmaceutique.
- Vous vous y êtes retrouvé aussi puisque vous n’avez pas eu à vous occuper des médicaments et vous avez bénéficié d’un suivi. Cette nouvelle version d’un inhibiteur du recaptage de la sérotonine vous a permis de mieux dormir et vous n’avez eu aucun effet indésirable.
Maintenant je le remets complètement, son flot de paroles avec une multitude de détails et sa grande tendance à la dispersion prolongeaient nos séances. Il reste néanmoins intéressant et je laisse la séance se poursuivre au-delà de l’heure. Nous n’avons pas encore abordé son problème actuel, il a peut-être du mal à en parler. Après tout ce n’est pas trop grave pour une première séance. Nous fixons un rendez-vous la semaine suivante, même heure, même jour.